Contrôle Frontalier
Gerrit ronchonnait déjà en pensant au paysage sombre et glacé vers lequel il roulait dans son camion chargé de fleurs, de toutes les cargaisons possibles. Elles étaient venues de Bolivie par avion, puis avaient été empilées dans sa remorque pour le long trajet entre chez lui à Rotterdam et Moscou, où quelqu’un cracherait son argent pour les lui acheter. Gerrit ne comprenait pas la logique de l'opération : des fleurs délicates faisant un aussi long voyage à travers la planète, mais il savait qu’il recevrait ses sous.
Alors qu’il passait de Hollande en Allemagne, il glissa les Doors dans le lecteur de CD pour occuper les longues heures à se traîner sur l’autoroute avant d’atteindre la Pologne, où la route s’ouvrirait à nouveau, moins fréquentée, plus cahoteuse et bordée de champs irréguliers. Lors de son dernier voyage jusqu’à Tallinn en Estonie, sa copine Alenka, qui y vivait, avait enfin commencé à apprécier les Doors. Mais elle trouvait quand même bizarre qu’un mec de son âge, vingt-cinq ans, aime de la musique aussi vieille. Elle se disait russe, mais c’était là en Estonie qu’elle était née et qu’elle avait été élevée. Qu’elle puisse se dire Russe alors qu’elle était née dans un autre pays où elle avait vécu toute sa vie, c’était seulement l’un des germes d’une de leurs nombreuses disputes. Ils se voyaient trois jours d’affilée au plus, à Tallinn. Ils passaient tout leur temps soit à se disputer, soit au lit, même pendant qu’ils mangeaient. C’était facile dans la cabine de son camion. Il y avait un lit coincé derrière les sièges et il pouvait sortir un réchaud à gaz du large tableau de bord. Dans l’espace restreint de la cabine, il lui était arrivé de la frapper et parfois, il l'avait regretté.
Alenka la sorcière, Alenka l’obsession. Quelques heures plus tard, alors qu’il cahotait en pleine Pologne, il n’avait toujours pas réussi à l’exclure de ses pensées. S’il n’y avait pas eu ce fiasco aux douanes où il s’était presque retrouvé en prison, il ne l’aurait pas rencontrée. Cette fois-là, des œufs fertilisés l’avaient conduit à Tallinn et avec le chauffage de sa remorque, ils incubaient au chaud, des petits cœurs, des os et des becs en train de se former. Ils les avaient imaginés dans leur coquille, des organes surgissant de nulle part. Un million quatre cent vingt mille oisillons en train d’incuber. Pourquoi s’était-il inquiété qu’ils se refroidissent et meurent alors que de toute manière, on leur tordrait le cou quelques semaines plus tard. « Besoin désespéré de compagnie », c’était la seule réponse qu’il pouvait se donner. À son arrivée à Tallinn, les douaniers avaient trouvé des stéréos haut de gamme cachées derrière les caisses d'œufs. Gerrit leur jura qu’il n’en savait rien. Il fallut cinq jours et beaucoup de billets pour que les autorités estoniennes règlent la question et c’est pendant ce temps qu’il avait fait la connaissance d’Alenka, qui faisait partie d’un groupe de filles qu’il avait collé dans un pub en sous-sol.
Le camion fonçait à travers le tunnel allongé que ses phares peignaient dans la nuit glacée de l’est polonais. Gerrit ricanait seul à l’idée absurde que des gens veuillent et puissent vivre dans des pays hivernaux comme celui-ci, où il faisait toujours gris et même pire, où il ne faisait jour que quelques heures, quelque part au-dessus de la couverture de nuages.
Une fois la frontière polonaise passée, avec encore douze heures de route jusqu’à Moscou, il se gara dans l’une des aires de repos pour dormir un peu, au milieu des autres semi-remorques blottis tous ensemble comme un troupeau de moutons vulnérables. Ici, en Biélorussie, mais aussi en Russie, même s’il y avait d’autres camions autour, quand Gerrit avait besoin de pisser, il le faisait de son siège, la portière ouverte, au lieu de se tenir debout dehors dans la boue gelée. Un autre chauffeur lui avait raconté qu’un jour, alors qu’il était dehors en train de pisser aux abords de Pétersbourg, il avait senti quelqu’un pousser le canon d’un pistolet contre son cou. « Pendant que j’avais les mains prises avec le gros canon d’en bas », avait-il blagué. Mais les pirates avaient détourné le camion du chauffeur. Gerrit jeta une couverture sur le lit, régla le moteur pour qu’il tourne toute la nuit au ralenti, puis il dormit.
Le lendemain, tout se passa sans besoin de se bagarrer (le contrôle à la frontière près de Smolensk, la petite prise de bec au sujet du visa du transporteur, l’arrêt timide de ces fouineurs de douaniers, le déchargement fastidieux), tout marcha comme sur des roulettes parce que tous savaient à qui appartenait le commerce de fleurs. Le dépôt dans la banlieue de Moscou était un labyrinthe d’entrepôts de béton, de quais de chargement et de remorques s'entassant sur une voie d’asphalte fissuré recouverte de neige noirâtre. Après le déchargement et l'échange obligatoire de plaisanteries avec les hommes bâtis comme des armoires qui contrôlaient la documentation, Gerrit fut payé en espèces. Il lui pressait de les planquer et de s’en aller. Des flocons gros comme le pouce commençaient à tomber.
Il repartit, en marchant dans les couloirs entre les remorques, jusqu’à son camion, méfiant à chaque croisement sans visibilité. Il sortit ses clés.
« Monssss-ieur ! » dit une voix sifflant comme un serpent. Elle venait de nulle part, près du sol. Gerrit tourna la tête dans tous les sens, en inspectant le dessous des remorques autour de lui. Il vit une petite plume de vapeur s'élever derrière le double jeu de roues du semiremorque garé à côté du sien. Gerrit jeta des regards inquiets tout autour de lui pour s'assurer qu'il n'était pas la proie d’une équipe. Il enfonça sa clé dans la serrure gelée.
« Monssss-ieur ! Je te paie ! » Gerrit se retourna lentement, comme un ours sur ses pattes arrières, en reniflant. Cette fois-ci, une tête recouverte d’une capuche et un manteau vert trop grand émergèrent de derrière les pneus noirs. C’est un putain de Chinois, pensa Gerrit.
« Monssss-ieur ! Emmène-moi dans ton camion. Emmène-moi dans un pays après l’Allemagne. Je te donne huit mille marks allemands à mi-chemin. Huit mille autres à l’arrivée. »
Des yeux, Gerrit saisit ceux du visage presque caché, puis il tourna la tête, retira la clé du verrou et commença à marcher devant lui, dans l’allée que formaient les deux camions. Entendant une série rapide de pas, Gerrit fit volte-face et le Chinois s’écrasa contre lui, incapable de s’arrêter à temps. Gerrit le repoussa violemment et le manteau vert tomba à terre. Une main en sortit, serrant une grosse liasse de marks.
« S’il te plaît ! Je te paie cash. Emmène-moi ! »
« Ferme-la ! » Gerrit avait baissé la voix. « Ferme-la et suis-moi. Derrière moi. » Après quelques pas, il se retourna.
Sous la capuche, c’était le visage d’une femme, presque d’une fille. Autrement, il aurait attrapé le bout de tuyau en acier qu’il gardait dans sa cabine et il aurait chassé le gros manteau vert. Mais à la place, il lui fit signe d'avancer vers l’avant du camion, et dans l'espace étroit qui le séparait de la remorque voisine pour rester hors de vue.
« Tu parles anglais ? »
« Oui, je sais, parler anglais. Moi aller en Europe, en Angleterre. Ou Bruxelles. Tu emmènes moi. »
« Si tu me poses un problème quelconque, je te jette sur la route et je garde l’argent. C’est la règle pour une punaise comme toi. Fais voir. »
En plissant les yeux, elle lui tendit la liasse de billets qu'elle serrait des deux mains. Il lui jeta un regard, la prit, puis de ses mains gantées, il tâta rudement le manteau bosselé dans tous les sens, à la recherche de quelque chose de dur et mortel. Son petit corps résista à la pression de ses mains avec une force qui le surprit.
« Si on t’attrape, je ne te connais pas. Tu n’es qu’une punaise. J’ai un ami sous verrou à cause d’une punaise comme toi. Monte et grimpe sur la couchette du haut. Une fois que nous serons sortis d’ici, tu devras aller à l’arrière, dans la remorque. »
La couchette supérieure était faite d’un cadre en métal et d’un tissage croisé de bandes élastiques ; elle se dépliait de la paroi de la cabine et quand la fille fut dessus, il la releva en partie. On aurait cru qu’elle n’abritait rien de plus qu’un sac de couchage oublié.
Elle ne dit rien. Le camion roula doucement à travers le dédale du dépôt et émergea des portes barbelées sur une route dont la surface gelée se recouvrait vite d’une couverture neigeuse. La fille resta bien cachée au-dessus de Gerrit. Il tenait à être bien loin de la ville avant de la laisser descendre.
« Pourquoi tu parles anglais ? » La voix de Gerrit s’est élevée puissante dans l’intimité de la cabine.
« J’ai étudié à l’école. »
« Ah bon. Une Chinoise maligne sur le dur chemin qui va la mener à la richesse. » Elle ne répondit pas ; Gerrit le comprit comme un signe de sagacité. « Tu joues une grosse pile d’argent que tu vas gagner le gros lot en Angleterre ou ailleurs. Si on ne te tue pas avant. De toute façon, qu’est-ce qui ne va pas en Chine ? Il n’y a plus de place ? »
« Pas de travail et pas d’argent. »
« Pas d’argent. C’est un paquet de marks que tu as là. Assez pour acheter une voiture. »
« Des gens l’ont emprunté à moi. »
Gerrit freina légèrement tandis qu’un camion devant lui rétablissait sa course après un dérapage. Il savait que la nuit allait être affreuse, pleine d’ornières dans la neige et de cigarettes et il décida qu’il était mieux avisé par ce temps de ne pas la balancer dans la remorque ; il trouverait bien quelque chose avant la frontière estonienne. Si elle tenait jusqu’à Tallinn avec lui, la fille devrait aller s’amuser ailleurs pendant que Gerrit prenait du bon temps avec Alenka.
« Et les petits amis ? Tu as un copain ? » Gerrit n’entendit qu’un souffle étouffé venant d’en haut, avant qu’elle ne prenne la parole :
« Pourquoi tu conduis un camion ? »
« Parce que je gagne bien. J’aime être sur les routes. » Il tira profondément sur sa cigarette.
« Ton père conduit un camion ? »
« Mon père ? Ouais, il a toujours roulé. Il ne peut pas rester à la maison plus d’une semaine sans se disputer avec ma mère. »
« C’est pourquoi tu conduis un camion. »
Le ton de sa voix était si ferme et si terre-à-terre que Gerrit décida que ce qu’elle disait n’était pas une insulte. Il enfonça sa main dans une poche sous son siège et en ressortit une barre chocolatée. Dès qu’il étendit son bras vers le haut, elle la lui prit des doigts. Elle mordit dedans à toute vitesse.
« Tu fais bien du bruit en mangeant. »
La fille continua à mâcher. Gerrit avait dans les yeux les phares d’une lignée d’une douzaine de camions ; il plissa les yeux pendant qu’ils le passaient lentement, le forçant à rajuster sa vue sur la route sombre.
« Alors tu es chinoise, mais tu veux vivre en Angleterre. Seras-tu encore chinoise quand tu y vivras ? »
« Quelle sorte de question ? Je suis chinoise. Chinoise pour toujours. »
« Et que pensent ta maman et ton papa de te voir sauter dans des camions ? »
« Papa adore Falun Dafa, Falun Gong. » Elle mâchait encore bruyamment sa barre chocolatée. « Tu sais ce que c’est ? Fou. Fou, on s’assoit comme ça et bouge d’une manière bizarre. La police l’emmène. Ma mère pas si bête. Elle n’aime pas Falun Dafa. Elle cherche lui. Mais elle pas trop triste. Peut-être il est mort. Père et mère, pas très proches. Peut-être elle... est heureuse maintenant. »
« Tu veux dire cette secte. »
« Vraiment fous, ces gens. Même s’ils savent gouvernement vient les chercher. Peut-être les tue. »
« Alors, Mme la Chine emmène ton père, le tue peut-être et tu es fière d’être chinoise ? Peut-être que s’ils tuent aussi ta mère, tu seras deux fois chinoise. Extra-chinoise. » Gerrit jeta un coup d’œil dans son rétroviseur, pour essayer d’apercevoir son visage, mais il ne vit que le cadre métallique du lit suspendu qui réfléchissait les phares d’un autre camion qui passait.
« Je suis chinoise jusqu’à je meurs. Regarde-moi. Chinoise. »
« Quand je te regarde, tu pourrais être japonaise. Ou coréenne. Ou mongole, je ne sais pas. Tu crois que ton visage peut dire qui tu es ? »
« La Chine est grand pays. Grande histoire. » Elle s'interrompit puis demanda :« Tu es quoi ? »
« C’est sûr, une grande histoire. Mao qui tue tous ces paysans chinois. Les fait mourir de faim. »
« Toi homme politique ? Tu es quoi ? Quel pays ? » Elle se pencha au-dessus du bord métallique de la couchette et baissa les yeux sur lui.
« Je suis néerlandais. Hollande. Grande nation de commerce. » Gerrit rit.
« Tu es blanc. »
Gerrit tira sur une cigarette et fixa la route vide et droite. « Je suis blanc avec un plus. Une grand-mère indonésienne. Sur les photos, je lui trouvais un air chinois. Je ne l’ai jamais rencontrée. Son nom sonnait chinois. Quelque chose comme Wang », précisa Gerrit.
« Tu as chance si tu es Chinois en partie. »
« Wouah ! Tant de chance. Je vais aller prendre ta place en Chine. Ta mère sait cuisiner ? Le poulet Kung Pao. J’aime ça. »
« Toi trop gros. Mange trop. Encore des snickers. Tu as encore ? »
« Ah ! Qui mange trop ? » Gerrit plongea dans la poche et lui tendit un autre snack. Il essaya de piéger ses doigts dans les siens, mais elle se défila, en attrapant la barre chocolatée d’un geste vif.
« Je te paie. Cash. Pas de jeux louches. » Elle enleva l’emballage.
« Mais nous même race. Faisons de beaux bébés chinois, » répondit Gerrit. Il poussa un petit rire, mais s’arrêta brusquement en entendant un bruit de raclement au-dessus de sa tête, venant du toit de la cabine. C’était peut-être juste un bout de glace durcie qui s’était détaché et glissait.
« Tu as entendu ça ? »
« Tout ce que j’entends c’est le camion et de la mauvaise musique. Tu as Titanic ? »
« Pour une punaise, tu ne manques pas de culot. »
« Punase, c’est quoi ? »
« Une vilaine bestiole. Qui grouille partout où les gens vivent. »
« Je suis vilaine ? »
« Je ne sais même pas à quoi tu ressembles sous ton manteau militaire. Mais une punaise n’est pas entièrement mauvaise. Elle survit. Quand tous les hommes se seront cuits au nucléaire, les punaises seront encore là, à se servir dans les cuisines. »
Gerrit s’étira les mains sur le volant. Il entendit une nouvelle fois le bruit au-dessus de sa tête. Il examina la voie recouverte de neige que les phares éclairaient devant lui, à la recherche d’un bas-côté assez large pour s’y garer.
« Nous allons nous arrêter. »
Il appuya d’abord doucement sur les freins, puis avec force. Le mastodonte tressauta en heurtant les piles de neige et de glace sur le bord de la route. Il n’y avait pas un seul autre véhicule derrière ou devant. La route était comme un petit canyon avec des murs de forêt noire. Le camion s’arrêta enfin, lançant sa lumière vers le vide devant ; le rouge des feux arrière était absorbé par les branches lourdes des sapins qui s’enfonçaient dans le noir.
Gerrit serra le frein, ouvrit sa portière et se mit debout sur le rebord de la cabine, en se retenant à la barre verticale montée sur l’extérieur. Il étendit un bras et le mit sur le toit pour toucher avec sa main nue. Il entendit un bruissement. Gerrit étouffa une injure, redescendit dans la cabine où il s’accroupit pour sortir le tuyau en acier sous son siège. Il entendit un bruissement. Une masse de neige tomba de l’autre côté de la portière ouverte.
« C’est quoi le problème ? »
« Ferme-la ! »
Gerrit se dressa à nouveau hors de la cabine et frappa le toit avec le tuyau, tapant sur le déflecteur. Il recommença et heurta quelque chose de mou. Un autre bruit se fit entendre, un raclement frénétique. Gerrit envoya une volée de coups, en sautant à chaque fois sur le rebord de sa portière. Enfin, un cri se fit entendre.
Un faisceau de phares approchait, alors Gerrit rentra dans la cabine. Une camionnette passa sans ralentir. Il se redressa de nouveau hors de la cabine en frappant plus loin avec le tuyau, décrivant de grands arcs de cercle avec le bras. Il y eut alors des hurlements. Gerrit mit le pied sur une marche métallique et poussa sur la jambe pour s’élever jusqu’au toit, brandissant le tuyau. Il arrivait à peine à déceler une masse recroquevillée qu’il frappa à nouveau. Des jambes s’étendirent de la masse qui descendit en glissant du côté opposé de la cabine.
Gerrit retomba dans sa cabine en fermant violemment sa portière. Il enclencha la vitesse et enfonça le pied sur la pédale de l’accélérateur. Le camion fit un bond avant de caler, ses phares perdant momentanément de leur puissance ; Gerrit devait remettre le moteur hoquetant en position neutre. Un petit corps droit apparut dans le faisceau de ses phares. Il fit le tour jusqu’à la portière du chauffeur, en grimpant sur la pile irrégulière de neige, où son visage sous la fenêtre fut illuminé par les voyants oranges de fonctionnement. Gerrit emballa une nouvelle fois le moteur tout en appuyant du pied sur la pédale d’embrayage.
« Stop. Je le connais. Stop ! » La fille tendit le bras et attrapa Gerrit par les cheveux.
Dehors, le corps frappait contre le bas de la portière. Gerrit mit la vitesse, mais le camion s’ébroua lentement, par à-coups sur les petites montagnes de neige durcie.
« Stop ! » aboya à nouveau la voix au-dessus de lui. « Je le connais. Lui mon frère ! »
« Ton frère, hein ! C’est pas un bus. Personne ne va se servir de moi ! » Gerrit emballa le moteur et le camion se fraya lentement un chemin à travers les piles de glace.
Dehors, le corps emmitouflé courait le long du camion en frappant l’aile de la main. Puis il courut devant, sa capuche bien baissée sur la tête pour apparaître dans les phares dix mètres devant le mastodonte en train d’accélérer. La forme se dressa là, les bras le long du corps, les deux yeux fixés sur le pare-brise de Gerrit.
La fille sauta de la couchette comme s’il s’agissait d’un trapèze et tira sur le bras droit de Gerrit. « Stop. Il s’appelle Wang Li ! Mon frère ! »
Gerrit leva le pied de l’accélérateur, mais il était trop tard. Il enfonça le pied sur le frein au même moment qu’un bruit sourd se fit entendre. La fille hurla.
« Je vais toutes vous écraser, espèces de punaises ! » Gerrit la frappa une fois de plus et poussa sa portière ouverte. Il tendit la main sous son siège pour prendre son pistolet. « Frère, hein. Frère que tu laisses là à geler. » La fille se taisait.
Gerrit fut percé par une rafale glacée en sautant du camion dans la neige, le tuyau à la main. Il dut se protéger les yeux de l’éblouissement des phares pour identifier la masse dont sortaient des jambes qui pointaient à des angles bizarres. Les jambes se mirent à bouger. Les genoux se plièrent sous le torse qui se souleva. Le gros manteau vert ressemblait exactement à celui de la fille. Gerrit souleva le tuyau et tapa de côté, contre le manteau. Le torse retomba, laissant le visage tourné vers le haut. Il dit quelque chose d’inintelligible. Il peinait à respirer. La vapeur de sa bouche sortait par petites bouffées qui blanchissaient sous les phares.
Gerrit se baissa, attrapa la capuche de la veste et tira dessus. Le corps se planta sur les jambes. De la morve lui coulait du nez. Gerrit se mit à lui crier dessus en néerlandais, puis en anglais.
« Espèce de sale bestiole ! Te servir de moi ? Essayer de te servir de moi ? »
Il le tâta comme il l’avait fait pour la fille, mais celui-ci chancelait à chaque poussée de la main et Gerrit dut le maintenir debout par la capuche. Il se mit à crier quand la main de Gerrit le frappa à la poitrine.
« Espèce de petit merdeux. Tu n'as qu'une ou deux côtes de cassées.» Gerrit tira de nouveau d'un coup sec sur le manteau, mais avant qu'il n'ait eu le temps de lui cogner la tête contre la calandre du moteur, la fille se jeta sur ses jambes par derrière. Ses genoux se plièrent et il tomba tandis que la fille hurlait en chinois et se ruait sur le jeune homme blessé, qui s'était écroulé suite à la chute de Gerrit.
Ce dernier s'éloigna en rampant, ses mains nues ratissant les lames de glace, puis se releva en trébuchant et sortit son pistolet qu'il pointa sur les deux corps enchevêtrés, haletant. Ils lui semblèrent soudain très petits. Il leva le canon et fit feu. Le coup se logea dans la glace, non loin de la tête de la fille, qui cria et rampa jusqu'aux pieds de Gerrit avant de frapper ses jambes de ses poings.
« Mon frère ! Mon frère ! »
Gerrit la frappa du pied gauche, puis du droit, avant d'utiliser de nouveau son pied gauche. Il posa un pied sur son dos, marcha dessus, puis se dirigea vers la portière de la cabine et s'y hissa. Il glissa son visage dans le triangle que formaient la portière ouverte et le parebrise. « Dégagez de là ou je vous roule dessus.»
« Notre nom Wang, comme toi ! Mon frère blessé. Toi, homme blanc, si riche. »
« Tu peux dormir ici avec ton putain de copain pour l'éternité.»
« Pas copain. Petit frère. Petit frère. »
La fille courut vers la portière et se hissa jusqu'à pouvoir saisir l'une des chevilles de Gerrit. Il secoua sa jambe, tentant de se libérer d'elle.
« Toi nous faire mourir ici ? Toi nous tuer ? » Elle glissa et son menton heurta la marche en acier, mais elle continua de s'agripper à la cheville de Gerrit, pendant au-dessus du sol.
Une lueur attira l'attention de Gerrit tandis qu'il lançait un regard noir à la fille. Bien que lointaine, la lueur forma en l'espace d'un instant deux petits yeux blancs.
« Monte. Vite ! Fais-le monter aussi.»
Gerrit coupa les phares. La fille tituba en se dirigeant vers l'avant et chercha à tâtons le jeune blessé, puis le remit sur ses pieds et le traîna jusqu'à la cabine.
« Montez sur la couchette. Maintenant.»
La fille traîna le corps gémissant et Gerrit le poussa vers le haut avant de claquer la portière tandis que le camion à l'approche ralentissait. Il alluma une cigarette et augmenta le volume du lecteur CD. Le camion prit une vitesse rampante en s'approchant. Gerrit croisa le regard de l'autre conducteur, qui tourna pour s'arrêter à quelques centimètres de lui. Le conducteur avait des bajoues rebondies qui bougeaient à peine quand il parlait, en russe. Gerrit haussa les épaules et se débarrassa des cendres de sa cigarette d'une chiquenaude, tout en disant : « Tout va bien, juste une petite pause.» Le conducteur scruta l'intérieur de la cabine, ses globes oculaires se teintant d'orange comme les feux de position tandis qu'il sondait la cabine de son regard fixe.
« Pas terrible pour conduire ce soir.» Gerrit esquissa un demisourire. « Une pause clope est la bienvenue.»
Le conducteur leva deux doigts à sa bouche comme s'ils tenaient une cigarette. Gerrit attrapa le paquet sur le tableau de bord et le lui tendit par la fenêtre. Le conducteur le saisit de sa paluche en poussant un grognement. Gerrit lui fit signe de garder le paquet et tira une longue bouffée sur sa cigarette. Le moteur de l'autre camion vrombit et enclencha les vitesses. Le mastodonte disparut dans l'obscurité en grondant.
Gerrit éteignit la musique et démarra son propre camion. La respiration difficile qui venait d'en haut recouvrait parfois le crescendo mécanique du camion qui gagnait de la vitesse.
« Merci. »
Gerrit tenait fermement le volant. « Merci de quoi ? D'avoir tabassé ton frère ? De t'avoir marché dessus ? » Aucune réponse ne se fit entendre, en dehors du léger grondement du camion. Il alluma une autre cigarette. « Tu pourras me remercier quand je vous aurai déposés au prochain arrêt. Comment il va ? »
Il y eut un échange saccadé en chinois au-dessus de sa tête.
« Il mal. »
Gerrit grogna et chercha une barre chocolatée. « Il peut manger ? »
Elle prit la friandise tendue. Gerrit entendit un bruit d'emballage arraché. Il tendit également une bouteille d'eau. La neige tombait lourdement. Le camion et ses trois voyageurs défilèrent silencieusement devant une demi-douzaine de villes faiblement éclairées en pleine nuit. Deux heures s'écoulèrent avant qu'elle n'ouvre la bouche.
« Tu veux plus argent. »
Gerrit ne répondit pas.
« Je te donne plus argent. Pour mon frère. »
« Le frère que tu as fait mourir de froid en haut ? »
« Je ne savais pas lui en haut. »
« Ha ! Et ma mère est vierge. » Gerrit explosa d'un rire furieux. Le camion fit une brève embardée et rentra dans un banc de neige avant d'être redressé.
« Je ne savais pas lui en haut. Je m'éloigne de lui. Où camions, tous les camions. OK, pas mon frère. Mon cousin. Mais comme frère.»
« Donc, sur une centaine de camions, vous avez tous les deux fini avec moi. Par chance. Quelle chance ! Je vous ai presque descendus. Oui, vous êtes chanceux. »
« Je paye plus toi. »
Gerrit lança sa musique brésilienne et commença à chanter en chœur, du mieux qu'il le pouvait. Quand le silence retomba, il pensa à Alenka à Tallinn, le prochain arrêt, où il prendrait un chargement de poisson et s'enverrait en l'air avec elle dans la cabine le temps d'une nuit, peut-être deux, en fonction du prix que lui feraient payer les agents du dépôt pour la durée de stationnement supplémentaire. Il y avait une station-essence entre le lieu où ils se trouvaient et l'Estonie. Et ensuite, le contrôle à la frontière. Il leur arrivait d'effectuer des inspections, même en pleine nuit.
« Combien ? », demanda-t-il. « Je viens d'un grand pays commerçant. Grande histoire. » Gerrit tenta d'entrevoir la fille à travers le rétroviseur.
« Angalaterre. Je donne toi double argent. »
« Je ne vais pas en Angleterre. Je vous déposerai en Allemagne, après être passé par Tallinn.»
« Ta laine. C'est quoi ? »
« Le prochain arrêt après avoir fait le plein, dans quelques heures. Je m'y arrêterai pour une nuit. Et ensuite, direction l'Allemagne. L'Allemagne, c'est très bien pour les Chinois.»
Gerrit voulait la duper pour lui rendre la monnaie de sa pièce. À Tallinn, il chargerait son camion et gagnerait un ferry qui les emmènerait, lui et son poisson, à Kiel en Allemagne, mais il se débarrasserait de ces parasites à Tallinn, bien avant que les inspecteurs portuaires ne les trouvent. Il rendrait service aux deux punaises en les sauvant d'une arrestation et de la prison ou de l'expulsion. Et elle n'aurait pas à payer la deuxième partie. Mais il devait se débarrasser d'eux avant qu'Alenka ne se pointe.
Les essuie-glaces raclaient à grande peine la neige épaisse tandis que le camion s'approchait de la station-essence où une ligne de semiremorques recouvertes de neige fondue jetait son ombre sous de rares lumières fluorescentes suspendues à des ailes en aluminium. Gerrit informa ses passagers qu'ils devraient se serrer davantage pour qu'il puisse faire remonter la couchette rabattable aussi loin que possible.
Une fois les réservoirs remplis, Gerrit avança vers un vaste espace derrière les pompes pour contrôler rapidement les pneus et retirer la glace des passages de roues à l'aide de son tuyau. Alors qu'il s'attaquait au dernier jeu de roues, juste derrière la cabine du côté gauche, sa lampe de poche révéla un morceau de tissu glacé qui pendait tel un haillon. Gerrit se retourna vers la lueur qui entourait les pompes pour vérifier que personne ne regardait de son côté. Il s'agenouilla et aperçut ce qui ressemblait à un sac de jute coincé entre l'essieu et le châssis qui le surmontait. Une corde était enroulée autour du sac gelé, fixant ce dernier à l'essieu et aux conduites de frein qui passaient à proximité. Son faisceau éclaira deux jambes sanglées aux supports de l'essieu. Gerrit pouvait voir que le tissu du sac était partiellement déchiré et qu'il s'était pris dans le joint reliant l'essieu à la roue. Il leva la main et exerça une pression sur le sac de son poing. Aucun mouvement. Un camion quittant les pompes s'approcha et lui fit un appel de phares. Gerrit se releva et leva le pouce dans sa direction. Le camion passa la vitesse supérieure dans un grincement et Gerrit sauta dans sa cabine.
« Va te faire foutre. Tu as une putain de famille nombreuse. »
« Quoi ? »
« Ta gueule. »
Gerrit démarra le camion et regagna la route. Après avoir roulé une demi-heure à toute vitesse, il tourna vers le bas-côté et freina d'un coup sec, en hurlant à la fille de sortir. Elle dégringola et Gerrit la traîna jusqu'à la faire tomber par terre, puis fourra sa tête derrière les roues avant de la remorque. Il dirigea sa lampe de poche vers le corps sanglé au châssis.
« Un autre frère ? » La fille se débattait sous sa poigne. « Regarde ! Un autre cousin ? Un autre cousin que tu laisses crever ? »
Gerrit tira sur son manteau, poussa violemment sa tête contre le châssis en acier, puis la lâcha. Il rampa derrière les pneus et sortit un couteau à cran d'arrêt à l'aide duquel il coupa les cordes.
« À toi, maintenant. Fais-le descendre.»
La fille résista. Gerrit la secoua sous l'espace encombré de la semiremorque, son mouvement entraînant une danse folle du faisceau lumineux de la lampe. Elle posa une main sur le paquet de tissu gris et tira dessus. Le sac tomba telle une bûche, mais la partie renfermant la tête resta partiellement suspendue par le tissu coincé dans la roue. Gerrit perça le tissu à l'aide de son couteau, ce qui fit tomber la tête.
« Tu le connais aussi ? »
« Non. Il est mort. »
« Comment tu peux le savoir ? »
Avec l'une de ses mains, Gerrit déplaça le corps sous la remorque de façon à le faire sortir de moitié. Il pointa sa lampe de poche sur le visage chinois et appuya sur une artère avec deux de ses doigts. De légères volutes de souffle gelé sortirent de la bouche tandis que les yeux restaient clos.
« Tu vois ? Il n'est pas mort. »
Gerrit fit pivoter la tête, dans l'espoir de le réveiller.
« Presque mort. » La fille s'éloigna en rampant et se releva. « Partons maintenant. » Elle regardait la route déserte et sombre de haut en bas, les mains enfouies dans les poches de son manteau.
Gerrit resta à quatre pattes dans la neige, réfléchissant. La lampe de poche que renfermait sa paume éclaira le corps sur toute sa longueur. Il se releva et dirigea le faisceau sur la fille.
« Oui. On le laisse. On le laisse avec ton frère. »
« Non. »
« Va chercher ton frère. Fais-le sortir. »
« Non. »
Gerrit sortit son pistolet de son gilet et le laissa pendre sur sa hanche.
« OK, toi tuer moi.» Elle se pencha en arrière et s'appuya contre la portière ouverte, en gardant les mains dans les poches. Son visage baigné de lumière restait immobile : seules ses paupières tremblaient sous l'intensité du rayon de lumière. L'espace d'un instant, Gerrit la trouva belle.
« Fais-le descendre. » Il fit un pas vers elle et saisit son poignet, en la poussant vers la marche qui donnait accès à la cabine. Elle avait de la force dans le bras, qu'elle dégagea de la main de Gerrit en le tordant, mais elle sauta quand même dans le siège.
Gerrit vit le tuyau qu'elle tenait à la main un peu trop tard. Elle le frappa à la tempe, l'étourdissant. Il tomba à la renverse sur la route. La portière claqua. Il avait laissé tourner le moteur qui commençait maintenant à hurler. Gerrit pouvait entendre la boîte de vitesses grincer tandis qu'il s'efforçait de s'arracher des ornières de neige compacte. Le camion avança en faisant un soubresaut puis s'arrêta, le moteur s'étouffant. Il bondit de nouveau avant de stopper. S'il avait parcouru un mètre de plus, les roues arrière auraient écrasé l'homme gelé qui était étendu sous la remorque.
Gerrit se leva et ouvrit la portière, en pointant son arme sur la fille. Il passa la main derrière le volant et coupa le contact. Il sentait sa tempe qui enflait et l'élançait, mais une vague de calme l'avait submergé.
« Tu peux arrêter maintenant. Fais-le descendre. On va les foutre derrière tous les deux. File-moi le tuyau.»
Elle le lui tendit lentement, tout en s'adressant laconiquement en chinois, d'abord à Gerrit, puis à son compatriote qui se trouvait en haut. Gerrit garda ses distances tandis qu'elle aidait le jeune homme blessé à descendre de la couchette et qu'elle l'accompagnait à l'arrière de la remorque. Une fois le jeune homme allongé dans le compartiment vide, Gerrit ordonna à la fille de traîner l'autre parasite à l'arrière, et ils hissèrent ensemble le corps raide et gémissant par-dessus la pointe métallique pour le poser près de son cousin.
« Il fait froid ici. Ligote-les ensemble. Ils se tiendront chaud.» Il le pensait vraiment, pour leur survie. Et il souhaitait que cela serve de test, de punition à la fille. Gerrit avança pour monter dans le compartiment, où il prit deux rouleaux de sangles en toile qu'il tendit à la fille.
« Autour de leur buste et de leurs jambes. Des bras aussi. Ensemble. Collés. »
Le cousin tenta de se soustraire à son sort en se tortillant tandis que la fille suivait les instructions, mais Gerrit l'immobilisa de son genou tout en gardant son pistolet pointé sur la fille. Elle enroula les sangles autour des deux jeunes hommes, qui se trouvaient dos-à-dos.
« Serre plus. Mets-en une autre autour d'eux. »
La fille gronda mais ne dit pas un mot. Elle suivit ses ordres.
« Maintenant, on va chercher des couvertures. »
Gerrit la laissa sauter du compartiment en premier ; il la suivit, tenant le pistolet d'une main, le tuyau de l'autre, et la lampe de poche glissée sous son aisselle. Elle sortit deux couvertures épaisses de la cabine et ils se dirigèrent de nouveau vers l'arrière.
« Peut-être cet homme a argent », dit-elle. « Prends-le. Prends lui. Toi laisser nous ici. On retourne autres camions.»
Gerrit s'arrêta à mi-pas et pensa à la distance qui les séparait de la station-essence en se demandant si l'homme aux côtes cassées pourrait tenir jusque-là.
« Bonne idée. Comme ça, tu gèleras toi aussi. Comme ton cousin et l'homme sur l'essieu. »
La fille regarda le pistolet. « Peut-être si moi rester avec toi, toi me tuer. Le froid, mieux. Un nouveau camion. »
Gerrit pensa à tous les chauffeurs bienveillants qu'il connaissait. Pas un seul. Pas même son père. C'était tous des hommes qui aimaient les combats que livrait la route car ils en brisaient la monotonie. Des hommes qui battaient leurs prostituées avec délice et qui prenaient plaisir à le raconter à leurs camarades aux stations-essences. Ils étaient tous plus âgés que lui et leurs yeux brillaient d'une malveillance facétieuse. Peut-être qu'il deviendrait comme eux après quelques années supplémentaires de cette vie. Il pensa au désagrément, et qui sait peut-être au danger, lié à la présence de la fille dans sa cabine au cours des prochaines heures jusqu'à ce qu'ils atteignent la frontière vers l'aube.
Il l'observa en train de l'observer.
Gerrit la poussa vers les grandes portes ouvertes à l'arrière et lui ordonna de monter. Dès que ses pieds eurent franchi le bord du compartiment, il claqua les portes en acier. Lorsqu'il fit coulisser la serrure à pêne et verrou, il l'entendit crier en chinois. Puis, elle hurla quelque chose en anglais, mais il ne parvint pas à comprendre car il était déjà en train de contourner la remorque pour regagner la cabine. Oui, il ferait froid là-dedans. Si elle était dotée de bon sens, elle se blottirait sous les couvertures, contre les deux autres. Quel spectacle cela donnerait : la fille étendue près de cet homme, qui appartenait à sa tribu, et qu'elle avait souhaité laisser mourir. Elle le détacherait sans doute de son « cousin ». Chose qu'elle avait probablement déjà faite.
Gerrit écouta The Doors en conduisant. Un filet de sang se fraya un chemin jusqu'au coin de sa bouche, et il le lécha instinctivement avant de l'essuyer. Il sentait sa tempe pulser. Pendant un moment, il entendit un faible martèlement venant de l'arrière, puis le son s'évanouit. Dans un jour ou deux, ce compartiment serait rempli de poisson congelé, de haut en bas. Il mourait d'envie de sentir le corps d'Alenka contre le sien. Il l'avait fait une fois avec elle dans la remorque, debout, quand il faisait plus chaud quelques mois plus tôt.
Gerrit sentit ses paumes devenir moites à l'idée des risques encourus à la frontière et des retards potentiels. La police des douanes estoniennes se durcissait ces temps-ci. Un peu d'argent ne faisait plus l'affaire. Et Alenka le laisserait tomber. Alenka et ses jambes interminables.
Quelques heures plus tard, Gerrit ralentit le camion à la vue des lumières du poste frontalier qui apparaissaient au loin. Son rétroviseur latéral vibrant reflétait un horizon de lumière grise nébuleuse. Des rafales giflaient les vitres bordées de glace, mais aucun flocon de neige ne tombait. Il gara le camion sur le bas-côté de la route, en rasant au passage les arbres des bois épars. Il laissa le moteur tourner et la musique d'un groupe estonien de rock psychédélique à fond. C'était un cadeau d'Alenka, mais il ne l'aimait pas.
Après avoir fait glisser la barre de verrouillage à l'arrière pour ouvrir les portes, il vit trois masses distinctes. Gerrit grimpa dans le compartiment en pointant son pistolet devant lui. Il appuya sur la masse la plus proche de lui de son pied et se baissa pour tourner le visage de sorte à le voir. Il fit de même avec la deuxième masse la plus proche. Il n'avait pas besoin de chercher un pouls ou un souffle, mais il le fit tout de même. Il s'aperçut qu'ils avaient tous deux leur manteau ouvert. La troisième masse était la fille, lovée en position fœtale sous les deux couvertures, dans un coin avant reculé du sombre compartiment. Elle bougea faiblement lorsqu'il la poussa du pied, puis commença à frissonner et ouvrit les yeux. Il la remit sur ses pieds et ses frissons devinrent des tremblements.
« Ils sont morts. Tu dois t'en aller d'ici. Désolé pour ton cousin. En traversant la forêt, tu contourneras la patrouille frontalière. Va de l'autre côté. Trouve un autre camion. Je vais te rendre ton argent. »
Gerrit la soutint par le bras pour l'aider à marcher. En contournant les deux jeunes hommes décédés, il aperçut des papiers qui dépassaient de leurs poches déboutonnées. Un violent coup de vent s'immisça par les portes ouvertes en poussant la fille contre le buste de Gerrit et en éparpillant certains des documents. Lorsqu'ils atteignirent le bord du compartiment, il sauta dehors en premier. Elle ne tenait pas assez bien sur ses jambes pour se débrouiller toute seule. Gerrit l'aida à descendre, puis lui désigna la forêt du doigt.
« Va par là, à droite, au milieu des arbres …»
« Donne-moi mon argent », répliqua-t-elle.
« OK. Je vais le chercher. Désolé pour ton cousin.» Il se retourna et se dirigea vers la cabine pour récupérer l'argent. Lorsqu'il l'entendit l'appeler, il l'ignora.
Gerrit était en train de sortir la liasse d'argent du dessous du tableau de bord quand il réalisa ce qu'elle lui avait dit. Pas mon cousin. Je ne connais pas lui. Il coupa la musique bruyante et regagna rapidement l'arrière de la remorque.
Elle s'était envolée. Pendant une fraction de seconde, il vit un manteau vert foncer à travers les arbres. Gerrit se mit à crier, mais s'arrêta net. L'air froid emplissait sa bouche ouverte.
Il se hissa dans le compartiment et replaça les papiers d'identité dans les poches des jeunes hommes qui ne contenaient rien d'autre. Leur corps était déjà rigide et il les sortit en les tenant par les aisselles de façon à éviter que leur tête ne cogne le sol. Il les traîna tous deux au milieu des arbres, en les posant l'un à côté de l'autre, puis soigna la position de leurs bras et de leurs jambes. Il les recouvrit de neige de ses pieds, en insistant bien sur le visage, puis se pencha pour effacer ses empreintes tandis qu'il reculait vers le camion.
Gerrit referma les portes en acier dans un claquement. Il était fatigué, et soulagé. Elle aussi, était sans cœur. Cruelle, et voleuse. Il se dit qu'elle était encore plus cruelle qu'il ne l'était devenu. Il regarda par-dessus son épaule en direction des deux tas. Ce n'est que maintenant qu'ils étaient morts qu'il pensait à eux comme à des personnes. Il se retourna et marcha péniblement vers l'avant du camion ; ses pieds étaient devenus lourds tel un bloc de glace dans le froid, et cela rendait sa progression dans la neige profonde difficile. Maladroitement, il grimpa de nouveau dans la cabine et s'efforça de penser à Alenka tandis qu'il enclenchait la première vitesse du moteur qui tournait au ralenti.
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Cette nouvelle a été publiée pour la premiere fois dans West Branch Literary Journal